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Le pithécanthrope
Silencieuse comme l’ombre où elle se faufilait, la grande bête de proie se glissait à travers l’épaisseur de la jungle que ses yeux ronds, jaune-vert, s’efforçaient de percer. Sa queue nerveuse ondulait. Elle penchait la tête, s’aplatissait sur le sol. Le frisson de la chasse agitait tous ses muscles. La lune projetait par endroits des taches de lumière que le grand félin s’appliquait à éviter. Il traversait la végétation touffue en marchant sur un épais tapis de brindilles, de branchettes et de feuilles mortes, sans faire un seul bruit perceptible à l’oreille émoussée de l’homme.
L’être que suivait le lion prenait, selon toute apparence, moins de précautions, bien qu’il allât silencieusement lui aussi, à une centaine de pas devant le fauve : de fait, il traversait les taches de lumière au lieu de les contourner. La piste qu’il laissait derrière lui étant passablement tortueuse, on en déduira qu’il cherchait les passages les plus commodes. Contrairement à son féroce poursuivant, il se déplaçait sur deux jambes. Il avait le corps glabre, à l’exception de sa tignasse noire. Ses bras bien proportionnés étaient musclés. Quant à ses mains, fortes et minces, elles présentaient des ongles longs et pointus et des pouces atteignant presque la première jointure de l’index. Ses membres inférieurs étaient bien galbés, mais ses pieds ne ressemblaient pas à ceux de l’espèce humaine, sinon peut-être à ceux de certaines races inférieures, dont le gros orteil se dresse à la verticale en formant un angle droit avec le pied.
Ce personnage s’arrêta un instant en pleine lumière, inondé des rayons de l’éclatante lune d’Afrique. Il dressa la tête, se retourna, écouta. Ses traits étaient énergiques, clairement dessinés, réguliers. La beauté virile de ce visage aurait attiré l’attention dans n’importe laquelle de nos grandes capitales. Mais s’agissait-il bien d’un homme ? Si vous aviez été caché dans le feuillage, en observation, au moment où ce gibier pourchassé par un lion reprenait sa marche sur le tapis d’argent que la lune rendait livide, vous auriez eu bien de la peine à en décider. Du pagne de fourrure noire lui ceignant les reins, s’échappait en effet, une longue queue blanche, sans poils. Cette créature bizarre tenait une lourde massue. Elle portait, au côté gauche, un couteau court dont le fourreau pendait à une lanière. Un baudrier maintenait une sacoche sur sa hanche droite. Sa large ceinture brillait au clair de lune, comme si elle était incrustée d’or vierge ; elle maintenait plaqué au corps le reste du harnachement, et sans doute aussi le pagne. Par-devant, elle s’ornait d’une grande boucle, décorée de pierres étincelantes.
En tapinois, Numa, le lion, se rapprochait pas à pas de sa prochaine victime. Celle-ci semblait se douter du danger, car elle se retournait de plus en plus fréquemment pour tendre l’oreille et scruter de ses yeux perçants les ténèbres. Elle n’avait guère accéléré l’allure mais, dans la mesure où les lieux le permettaient, elle avançait à grandes enjambées, se dandinant avec souplesse. En même temps, elle gardait la main au fourreau et pointait sa massue de manière à pouvoir agir promptement.
S’étant frayé un chemin dans une zone étroite de broussailles touffues, le personnage semi-humain arriva enfin à l’orée d’une clairière presque entièrement dépourvue d’arbres. Il hésita un instant, lança un nouveau regard derrière lui, puis un autre vers le haut. Il se mit à examiner les grosses branches qui se balançaient au-dessus de lui et le protégeaient de leurs ombres. Cependant une impulsion plus forte que celle de la crainte ou de la prudence lui fit prendre une nouvelle résolution : il sortit des taillis afin de traverser la clairière. Çà et là, des bouquets d’arbres parsemaient l’étendue d’herbe et il dirigea ses pas vers eux, montrant ainsi qu’il ne se fiait pas entièrement à la complicité du vent. Après qu’il eut quitté le deuxième bosquet, et tandis qu’il se trouvait encore à une distance considérable du suivant, Numa surgit du couvert. Se croyant sûr de sa proie, il raidit la queue puis chargea.
Deux mois – deux longs mois épuisants, avec leur cortège de faim, de soif, d’efforts, de déceptions et surtout de chagrin lancinant s’étaient écoulés depuis que Tarzan, seigneur des singes, avait lu, dans l’agenda du capitaine allemand défunt, que sa femme était encore en vie. Une brève enquête, au cours de laquelle il reçut l’aide enthousiaste du Service des renseignements du Corps expéditionnaire britannique en Afrique Orientale, lui révéla qu’on avait essayé de cacher Lady Jane dans l’intérieur des terres, pour des raisons dont seul le haut commandement allemand pouvait avoir connaissance.
Sous l’escorte du lieutenant Obergatz et d’un détachement de troupes allemandes indigènes, elle avait franchi la frontière du Congo belge.
Parti seul à sa recherche, Tarzan avait réussi à trouver le village où on l’avait enfermée, mais il y apprit qu’elle s’était échappée des mois auparavant et que l’officier allemand avait disparu au même moment. À part cela, les histoires que racontaient les chefs et les guerriers interrogés devenaient vagues et souvent contradictoires. Même la direction prise par les fugitifs ne pouvait que se déduire de recoupements opérés à partir des informations fragmentaires que Tarzan avait puisées à diverses sources.
Ce qu’il eut l’occasion d’observer dans le village lui inspira de sinistres conjectures. Tout d’abord, il eut la preuve irréfutable que ces gens étaient anthropophages. Ensuite, il y découvrit de nombreux uniformes et des objets d’équipements appartenant aux troupes allemandes indigènes. En courant de grands risques et malgré les objections du chef, l’homme-singe se livra à une soigneuse inspection de toutes les huttes. Il en retira une lueur d’espoir, en constatant que rien ne s’y trouvait qui ait pu appartenir à sa femme.
Après avoir quitté le village, il prit le chemin du sud-ouest et, au prix d’efforts effroyables, il traversa une vaste plaine sans eau, presque uniquement couverte de buissons épineux. Il arriva ainsi dans une région où, probablement, aucun homme blanc n’était encore entré. On ne la connaissait que par les légendes des tribus dont le territoire y confinait. Il y avait là des montagnes à pic, des plateaux bien arrosés, de vastes savanes et de grandes dépressions marécageuses. Mais les savanes, les plateaux, les montagnes ne se révélèrent à lui qu’après des mois d’efforts ardus pour découvrir un endroit où franchir les marécages formant comme une ceinture de terrains impraticables, infestés de serpents venimeux et d’autres grands reptiles dangereux. À plusieurs reprises, Tarzan aperçut au loin, ou dans les ombres de la nuit, des formes qui auraient pu être celles de monstrueux reptiles titanesques, mais, comme il y avait aux alentours beaucoup d’hippopotames, de rhinocéros et d’éléphants, il ne pouvait être sûr que ce n’en était pas.
Lorsque, finalement, il retrouva la terre ferme, au-delà des marais, il comprit pourquoi, depuis des temps sans doute immémoriaux, ce territoire avait tenu en respect le courage et la témérité des races héroïques qui, au prix d’échecs innombrables et de souffrances incroyables, s’étaient répandues dans pratiquement tout le globe, d’un pôle à l’autre.
À en juger par l’abondance et par la diversité du gibier, on aurait pu penser que toutes les espèces connues d’oiseaux, de mammifères et de reptiles avaient trouvé là un refuge où, échapper enfin à la multitude envahissante des hommes qui, peu à peu, ont, avec acharnement, enlevé aux ordres inférieurs leurs terrains de chasse. Il en va ainsi depuis le jour où, pour la première fois, un singe a perdu ses poils et cessé de marcher en s’aidant de ses mains. Pourtant, même les espèces que Tarzan connaissait bien semblaient provenir ici d’une autre lignée, à moins qu’elles n’aient représenté une forme primitive, qui se serait transmise sans altération ni variation, depuis les temps les plus reculés.
Il y avait aussi un certain nombre de races hybrides dont la moins intéressante n’était pas, aux yeux de Tarzan, un lion tigré de noir et de jaune. Il était plus petit que les variétés connues, mais c’était cependant un animal redoutable, car il possédait des canines en lame de sabre et manifestait un tempérament diabolique. Pour Tarzan, sa présence démontrait que des tigres avaient jadis rôdé dans les jungles africaines. Peut-être s’était-il agi du tigre aux dents en forme de sabre, dont on sait qu’il vécut en de lointaines époques. Il se serait apparemment croisé avec des lions, engendrant ainsi le fauve terrible que Tarzan rencontrait çà et là.
Quant aux véritables lions de ce monde à la fois nouveau et ancien, ils ne différaient guère de ceux auxquels Tarzan était accoutumé. De taille et de conformation à peu près identiques, ils ne perdaient toutefois pas les mouchetures de leur jeune âge, les conservant au contraire toute leur vie, aussi nettement marquées que celles des léopards.
Deux mois d’efforts n’avaient rien révélé de ce que l’homme-singe recherchait en entrant dans ce pays magnifique, mais inhospitalier, bien que l’enquête qu’il avait menée dans le village cannibale et les questions qu’il avait posées dans les tribus voisines l’aient convaincu que, si Lady Jane vivait toujours, c’était bien dans cette direction qu’il fallait la chercher, car, à force d’éliminations successives, il en était arrivé à cette évidence : il ne voyait pas quelle autre direction elle aurait pu prendre. Comment elle avait traversé les marais, il ne pouvait s’en faire la moindre idée, mais son intuition le poussait à croire qu’elle l’avait fait. Ce territoire inconnu et vierge paraissait immense. Des montagnes à l’aspect sévère et infranchissable barraient l’horizon. Des torrents cascadant du haut de rochers abrupts gênaient sa progression. Aussi, à chaque pas, Tarzan devait-il garder l’esprit et les muscles en éveil pour éviter de se donner en pâture aux grands carnassiers.
Plusieurs fois, Tarzan et Numa avaient traqué le même gibier ; tantôt l’un, tantôt l’autre s’était emparé de la proie. Cependant le Seigneur des singes n’eut presque jamais faim dans cette contrée, car elle regorgeait de bêtes, d’oiseaux et de poissons, de fruits et de tous les végétaux dont l’homme né dans la jungle peut tirer sa subsistance.
Tarzan se demandait constamment pourquoi, dans un pays si riche, il ne trouvait aucune trace humaine. Il en était venu à la conclusion que la steppe aride et couverte de buissons épineux, ainsi que les étendues de marécages désolés, constituaient une barrière suffisante pour protéger toute la région des incursions de ses semblables.
Après des jours de recherches, il découvrit enfin un passage dans les montagnes. Une fois descendu de l’autre côté, il aborda une région pratiquement identique à celle qu’il venait de quitter. Il y fit bonne chasse ; près d’un point d’eau, au débouché d’un cañon qui s’ouvrait sur une plaine couverte d’arbres, il s’empara de Bara, l’antilope.
Le crépuscule tombait à peine. La voix des grands quadrupèdes prédateurs commençait à s’élever de tous côtés. Comme le cañon parsemé d’arbres n’offrait à Tarzan aucune retraite vraiment sûre, il chargea sur ses épaules la carcasse de l’antilope et descendit vers la plaine. Là, devant lui, s’élevaient de grands arbres, à l’orée de ce que ses yeux reconnurent être une profonde forêt. Il y dirigea ses pas mais, à mi-chemin de la plaine, il tomba sur un arbre isolé qui lui parut fort bien convenir à son repos nocturne. Il se hissa avec souplesse dans ses branches et s’y installa confortablement.
Il y mangea la chair de Bara et, quand sa faim fut apaisée, il transporta le reste de la carcasse de l’autre côté de l’arbre, où il le mit en lieu sûr, loin du sol. Puis il retourna à sa branche fourchue et se prépara à dormir. Bientôt les rugissements des lions et d’autres félins de moindre taille cessèrent de lui parvenir.
Les bruits habituels de la jungle apaisaient l’homme-singe plus qu’ils ne le dérangeaient, mais certains sons insolites, qui eussent été imperceptibles à l’ouïe d’un civilisé, ne manquaient pas d’alerter ses sens, même quand il était plongé dans le plus profond sommeil. C’est ainsi que, la lune parvenue à son apogée, un bruit de pas sur le tapis d’herbe, au pied de son arbre, l’éveilla soudain et le disposa immédiatement à l’action. Tarzan ne s’éveille pas, comme vous ou moi, en gardant un certain temps les yeux et le cerveau engourdis par le sommeil, car si les créatures sauvages reprenaient conscience de la sorte, elles ne verraient pas longtemps la lumière du jour. Ainsi, dès que ses yeux s’ouvrirent, son regard se fit clair et perçant, tandis que les connexions nerveuses de son cerveau enregistraient sans faillir les perceptions que tous ses sens leur transmettaient.
Il vit un homme blanc, à peu près nu, courant presque au-dessous de lui dans la direction de son arbre, mais, en même temps, il distingua une longue queue blanche se déployant à l’arrière de son corps. Le personnage fuyait et, derrière lui, Numa, le lion, arrivait au pas de charge, talonnant sa proie de si près qu’il ne lui laissait pas la moindre chance d’en réchapper. Victime et prédateur restaient sans voix. Ils couraient à toute allure, pareils à deux esprits dans un monde mort.
À peine ses yeux se furent-ils ouverts, à peine eut-il vu cette scène que la raison, le jugement et la décision se firent jour en Tarzan, avec une telle rapidité qu’à l’instant même il se retrouva suspendu entre ciel et terre. Il lui était impossible, en effet, de ne pas venir en aide à une créature blanche de peau et relativement semblable à lui-même, poursuivie par son ennemi héréditaire. Le lion était si près de l’homme en fait que Tarzan n’avait plus le temps de réfléchir à la meilleure méthode de combat. Comme un nageur quittant son plongeoir pour entrer dans l’eau la tête la première, Tarzan, seigneur des singes, piqua droit sur Numa, le lion : il tenait dans sa main droite la lame dégainée du couteau qui avait appartenu à son père, bien avant de se rougir du sang des lions.
Une griffe toucha Tarzan au flanc et lui infligea une blessure longue et profonde, avant qu’il eût sauté sur l’échine de Numa et lui eût plongé sa lame dans la chair. L’être d’apparence humaine cessa de fuir, mais ne resta pas à ne rien faire. C’était, lui aussi, un enfant de la forêt, et il avait immédiatement perçu l’événement miraculeux qui lui sauvait la vie. Il fit demi-tour, bondit en avant et leva sa massue pour venir à l’aide de Tarzan. D’un coup terrible, il fracassa le crâne du fauve, qui s’abattit sans connaissance : Lorsque le couteau eut pénétré le cœur de la bête sauvage, quelques convulsions, suivies d’un relâchement total, signalèrent son trépas. L’homme-singe se releva, posa le pied sur la carcasse de sa proie, leva le visage vers Goro, la lune, et poussa le sauvage cri de victoire qui avait si souvent éveillé les échos de sa jungle natale.
En entendant ce hurlement affreux, l’humanoïde recula soudain, effrayé. Mais, quand Tarzan remit son couteau de chasse au fourreau et se tourna vers lui, il comprit à la dignité tranquille de son sauveteur qu’il n’avait rien à craindre.
Pendant quelques instants, les deux individus restèrent à se contempler, puis le rescapé se mit à parler. Tarzan constata que la créature prononçait des sons articulés constituant un discours. Bien que ne comprenant pas sa langue, il se rendit compte qu’elle exprimait les pensées d’un homme possédant plus ou moins les mêmes pouvoirs de raisonnement que lui-même. En d’autres termes, même si cet être avait la queue, les pouces et les gros orteils d’un singe, c’était, pour le reste, bien évidemment un homme. Le sang coulant de la blessure de Tarzan attira l’attention de son interlocuteur. Celui-ci tira un sachet de la besace qu’il portait au côté et s’approcha de Tarzan, en l’exhortant par signes à s’étendre afin de lui permettre de soigner sa blessure. Il écarta les lèvres de celle-ci et répandit une poudre sur les chairs à vif. La douleur causée par la blessure n’était rien à côté de la torture infligée par le remède mais, accoutumé aux souffrances physiques, l’homme-singe résista stoïquement. Peu après, l’hémorragie cessa et la douleur disparut.
Pour répondre à ce que l’autre disait d’une voix douce et aux modulations plutôt agréables, Tarzan essaya plusieurs dialectes tribaux de l’intérieur, ainsi que le langage des grands anthropoïdes, mais cet homme ne connaissait manifestement ni celui-ci, ni aucun de ceux-là. Étant donné qu’ils ne pouvaient se comprendre, le pithécanthrope s’avança vers Tarzan, la main gauche sur le cœur, et posa la droite sur le cœur de l’homme-singe. Ce dernier vit dans ce geste une sorte de salutation amicale et, versé comme il l’était dans les coutumes des races non civilisées, il répondit de la manière qui lui paraissait la plus propre à faire entendre ses intentions. Ses gestes parurent satisfaire, et même ravir sa nouvelle connaissance, qui se remit aussitôt à parler. Finalement, le personnage renversa la tête et renifla l’air dans la direction de l’arbre, puis montra tout à coup du doigt la carcasse de Bara, l’antilope. Après quoi, il se toucha l’estomac avec une mimique sur laquelle même l’homme le plus obtus n’aurait pu se méprendre. De la main, Tarzan invita son hôte à partager son primitif repas. L’autre bondit aussi prestement qu’un petit singe dans les branches basses et se fraya sans hésiter un chemin jusqu’à la nourriture, en s’aidant de sa longue queue sinueuse.
Le pithécanthrope mangeait en silence, en découpant avec son couteau pointu de petites lanières dans la longe de l’antilope, pendant que Tarzan, qui s’était réinstallé sur son rameau fourchu, l’observait, ne manquant pas de noter la prépondérance, chez celui-ci, des attributs humains, ce qui ne faisait qu’accentuer le paradoxe constitué par des pouces, des gros orteils et une queue simiesques.
Il se demanda si cette créature appartenait à quelque race inconnue ou bien si, comme c’était plus probable, elle présentait des caractères ataviques. Deux hypothèses bien hasardeuses. Mais n’avait-il pas sous les yeux la preuve évidente qu’un tel être existait ? Il était bien en présence d’un homme pourvu d’une queue et de membres dénotant une aptitude arboricole. Quant à ses ornements incrustés d’or et sertis de pierres précieuses, ils ne pouvaient avoir été façonnés que par des artisans habiles. Encore que Tarzan fût incapable, bien entendu, de décider s’ils étaient l’œuvre de cet individu précis ou de l’un de ses semblables, ou bien encore émanaient d’une race entièrement différente.
Son repas terminé, le convive s’essuya les doigts et les lèvres avec des feuilles arrachées à une branche voisine, regarda Tarzan en souriant aimablement, ce qui lui fit découvrir une rangée de fortes dents blanches, dont les canines n’étaient cependant pas plus longues que celles de Tarzan, dit quelques mots que Tarzan prit pour une expression de politesse ou de remerciement, puis se mit à chercher dans l’arbre un endroit confortable où passer la nuit.
La terre était encore plongée dans l’obscurité précédant l’aube, lorsque Tarzan fut éveillé par de violentes secousses agitant l’arbre où il avait trouvé refuge. En ouvrant les yeux, il constata que son compagnon paraissait aussi surpris que lui et regardait de tous côtés pour découvrir la cause de ce trouble. Cependant le spectacle qui s’offrit aux yeux de l’homme-singe le remplit de stupeur.
L’ombre vague d’une forme colossale se dressait tout près de l’arbre. Tarzan comprit que c’était le frottement de ce corps immense contre les branches qui l’avait réveillé. Qu’une créature aussi effrayante ait pu s’approcher à ce point sans le mettre en alerte, voilà qui le remplit d’étonnement et de dépit. Dans la pénombre, il crut d’abord que l’intrus était un éléphant, mais, si c’en était un, il était plus grand que tous ceux qu’il avait jamais vus. Puis, l’ombre commençant légèrement à se dissiper, il aperçut à hauteur de ses yeux, soit à quelque vingt pieds au-dessus du cerf, la silhouette d’une échine bizarrement dentelée, donnant l’impression d’une créature dont chaque vertèbre aurait porté une corne épaisse. L’homme-singe ne voyait qu’une partie de ce dos, le reste du corps restant noyé dans l’ombre entourant l’arbre d’où parvenait, à présent, le bruit de vastes mâchoires broyant puissamment de la chair et des os. À l’odeur, l’homme-singe comprit qu’au-dessous de lui un énorme reptile se nourrissait de la carcasse du lion qu’il avait lui-même tué, au début de la soirée.
Tandis que Tarzan, plein de curiosité, tentait sans succès de percer l’obscurité, il sentit une légère pression sur son épaule. Il se retourna et vit que son compagnon tentait d’attirer son attention. La créature posa un doigt sur ses lèvres pour lui enjoindre de se taire et lui tira le bras pour lui faire comprendre qu’il fallait s’empresser de quitter les lieux.
Conscient de se trouver dans un pays inconnu, infesté sans aucun doute de créatures gigantesques dont il ne connaissait ni les mœurs, ni la force, l’homme-singe se laissa emmener. Avec d’infinies précautions, le pithécanthrope descendit de l’arbre du côté opposé à celui du grand prédateur nocturne et, suivi de près par Tarzan, il s’en alla silencieusement dans la nuit, à travers la plaine.
L’homme-singe regretta de perdre ainsi l’occasion d’examiner une créature qu’il estimait devoir être entièrement différente de tout ce qu’il avait connu dans le passé ; mais il était assez sage pour savoir quand la prudence était la meilleure expression du courage. À présent comme jadis, il obéissait à cette loi qui gouverne les habitants du monde sauvage : on ne court pas de danger inutilement, car la vie en réserve à suffisance.
Le soleil levant dispersait les ombres de la nuit. Tarzan remarqua qu’ils atteignaient la lisière d’une grande forêt. Son guide s’y enfonça et se mit à sauter souplement de branche en branche, avec une rapidité née d’une longue habitude ou d’un instinct héréditaire, aidé en cela par sa queue préhensile et par la forme particulière de ses doigts. Toutefois, il ne se déplaçait pas plus vite, ni avec plus d’habileté, que l’homme-singe.
Tout en voyageant, Tarzan se rappela la blessure que lui avaient infligée les griffes de Numa, le lion. Après l’avoir examinée, il eut la surprise de découvrir que, non seulement elle ne lui faisait plus mal, mais que les lèvres ne révélaient aucune trace d’inflammation. C’était sans doute grâce à la poudre antiseptique que son étrange compagnon y avait appliquée.
Ils avaient avancé d’un mille ou deux. Soudain, le compagnon de Tarzan se laissa tomber à terre, sur une étendue herbeuse, sous un grand arbre dont les branches surplombaient un clair marigot. Ils y burent et Tarzan trouva l’eau délicieusement pure mais d’une fraîcheur glaciale, signe qu’elle provenait de la haute montagne.
Tarzan se débarrassa de son pagne et de ses armes, puis entra dans la petite mare. Il en ressortit au bout d’un moment, bien rafraîchi et très désireux de déjeuner. En quittant l’eau, il remarqua que son compagnon l’examinait avec, sur le visage, une expression de surprise. Celui-ci prit l’homme-singe par l’épaule et le fît pivoter pour le regarder de dos. Il lui toucha de l’index le bas de la colonne vertébrale et lui enroula sa queue autour de l’épaule. Il lui fit à nouveau faire demi-tour et le montra du doigt, puis désigna son propre appendice caudal, une expression stupéfaite sur le visage, tandis qu’il jacassait d’un ton excité dans sa langue bizarre.
L’homme-singe comprit qu’il venait probablement de faire une découverte ; son absence de queue était congénitale et non accidentelle. Aussi attira-t-il l’attention de son compagnon sur ses propres pouces et orteils, pour bien le convaincre qu’il était d’une espèce différente.
L’humanoïde hocha la tête d’un air dubitatif, comme s’il ne parvenait pas à comprendre pourquoi Tarzan était si différent. Enfin, il parut écarter le problème d’un haussement d’épaule, posa à terre son équipement, son pagne et ses armes, et pénétra dans la mare.
Ses ablutions terminées, il remit ses vêtements rudimentaires, puis s’assit au pied de l’arbre et indiqua à Tarzan une place à côté de lui. Il ouvrit sa besace et y prit des lanières de viande séchée, ainsi que quelques poignées de noix à la coquille mince, que Tarzan ne connaissait pas. Voyant l’autre les briser avec les dents et en manger l’amande, il suivit son exemple et trouva cette nourriture riche et en apprécia le goût. La viande séchée, elle non plus, n’avait rien de mauvais, bien qu’elle eût été manifestement préparée sans sel, une denrée que Tarzan imaginait bien être difficile à se procurer ici.
Au cours du repas, le compagnon de Tarzan montra les noix, la viande séchée et d’autres objets ; chaque fois, il répéta à plusieurs reprises des mots que Tarzan interpréta aussitôt comme les noms de ces choses dans la langue aborigène. L’homme-singe ne pouvait que souscrire à ce désir de lui procurer une instruction éventuellement capable de mener à un échange de pensées entre les deux hommes. Comme il maîtrisait déjà plusieurs langues et une multitude de dialectes, il se dit qu’il assimilerait rapidement ce nouvel idiome, même s’il lui paraissait sans rapport avec aucun de ceux qu’il connaissait.
Ils étaient si occupés par leur déjeuner et par cette leçon qu’aucun des deux n’aperçut les yeux luisants qui les observaient d’en haut : Tarzan n’eut le pressentiment d’aucun danger, jusqu’à l’instant précis où un grand corps velu tomba des branches et se précipita sur son compagnon.